PUBLIÉ LE 29/12/2011 08:59 | RECUEILLI PAR J.SCH.
Michel Serres : « Je n'ai jamais quitté Agen » Le chemin des Cressonnières, « notre rue de vie »
Le philosophe est né en 1930 sous la double influence de SUA et de Garonne. Au cours de l'entretien qu'il nous a accordé, il revient sur l'admiration qu'il porte encore au métier de dragueur, celui de son père et de son frère.
Le garçon gonfle ses poumons, écarte les bras, les jambes et se laisse couler au fond du fleuve. Ses yeux percent l'eau trouble et sablonneuse. Son ventre finit par toucher celui de Garonne. Le courant emporte la caresse de la peau sur les cailloux. Il s'appelle Michel. Il a 11 ou 12 ans. Avec Claude, son frère cadet de 11 mois, ils partagent ce jeu dont ils ne perçoivent sans doute alors pas la sensualité. Comme ils ont pris l'habitude, aussi, de ne pas partir au collège Saint-Caprais, d'avril à septembre, sans s'être d'abord plongés, juste vêtus d'un slip, dans le fleuve. Un aller-retour entre la berge du Gravier et celle du Passage. « Nous étions poissons ».
Partir sur les traces de Michel Serres, c'est se jeter à l'eau. Au sens propre. Pas n'importe quelle eau. Garonne. Garonne la nourricière. La matrice. Garonne que Claude, ayant repris l'entreprise de drague paternelle, guettait au petit matin depuis son lit, au coin du cours du 9e de Ligne et la traitait de garce quand elle avait monté, signe qu'il fallait dare-dare ajuster les amarres. Comme son épouse, Odile, jeune mariée, se récriait, Claude lui répondait que leur père, à Michel et lui, l'appelait « la **°_°** ».
Assis dans la cuisine de sa maison de Vincennes, Michel Serres sourit : « On l'appelait la garce et la **°_°** car elle nous emmerdait, le plus souvent. Mais on l'aimait d'amour, il n'y a pas de doute. C'est la maman et la putain ». Serres évoque Garonne comme Courbet peint « L'origine du monde ».
« IL ME SEMBLAIT QUE JE NE POURRAIS PAS VIVRE SANS CE RAPPORT À L'EAU »
À 81 ans, l'académicien, philosophe, enseignant à l'université de Stanford, Californie, aime à dire qu'il est « le dernier représentant de la dernière tribu des derniers mariniers de la moyenne Garonne » : « Aussi haut que je remonte dans la tradition familiale, nous étions de l'eau, nous étions de Garonne ». Sa belle-sœur, Odile, habite toujours la maison modern style, bâtie par le père de Michel Serres en 1935, QG de l'entreprise familiale de drague, à deux pas de la demeure natale, au 42 cours du 9e de Ligne.
Mais leur maison n'était ni l'une, ni l'autre : « On n'habitait pas le quai. Notre maison, à mon père, mon frère et moi, c'était la drague. On habitait Garonne. Quand on était marinier, l'habitat majeur, c'était le fleuve. Il me semblait que je ne pourrais pas vivre s'il n'y avait pas ce rapport à l'eau ». Dans son dernier ouvrage « Habiter » (1), il écrit : « Le fil de l'eau nous servait de drap et de couverture, les peupleraies de murs, les graviers de salons et le ciel pastel de toit ».
L'académicien ne se rêvait pas philosophe mais dragueur, marin : « C'est un métier qui me faisait et me fait encore rêver. Je suis étonné d'avoir écrit 55 livres, je me sens encore dragueur ». Il regarde ses mains, les ouvre : « Je sens encore les câbles. C'était un métier extraordinaire : il y avait quelque chose de fascinant que je peux résumer en un mot : TOUT ! Nous faisions tout. Il y avait la paysannerie, la pêche, le fleuve, l'industrie, le commerce. Il fallait savoir comment fabriquer un bateau ou le renflouer, savoir où étaient les fonds, le tuf. Nous étions en rapports à la fois avec le maçon et le polytechnicien ». Une « expérience humaine totale », comme en prélude à la carrière de philosophe, cet érudit curieux de toutes les sciences.
« JE SUIS NÉ AVEC LE RUGBY »
Naître à Agen en 1930, c'est être placé sous le double auspice de la Garonne, sortie de son lit pour la plus grande crue du XXe siècle, et du rugby, l'année du premier des 8 titres de champion de France du SUA, que Michel Serres, ancien 3e ligne, persiste à nommer Sporting. « Je n'ai pas de premiers souvenirs de rugby », assure-t-il en riant : « Je suis né avec le rugby. À droite de chez nous, il y avait Baladié, le trois-quarts aile de l'équipe, Calbet n'était pas loin. Le rugby, c'était nos voisins. A Agen, on naît et on croît avec le rugby. C'est le principe fédérateur. Enfants, on jouait dans la cour de récréation, à Félix-Aunac, avec le béret. On mimait le geste du rugby tout le temps ».
Comment un homme aussi attaché à son fleuve, son quai, sa ville, a-t-il pu, toute sa vie durant, courir le vaste monde, habitant plus souvent ailleurs qu'ici ? « Peut-être que pour accepter de façon lucide d'habiter le monde, il est intéressant d'avoir des racines », répond-il. Il raconte aussi comment, bloqué à Agen par la guerre, il avait déjà fait le tour du monde avant l'âge de 15 ans, grâce à une collection de Jules Vernes dévorée entre 1938 et 1945.
Celui qui, l'horloge tournant, a perdu peu à peu ses proches, ses parents, ses amis, ne revient plus guère sur ses terres. Il aimerait une mort qui ressemble à celle de son père « au pied d'un peuplier, face à Garonne, on l'a ramené sur un camion de sable ». Sait déjà qu'il y retournera, une dernière fois pour y être enterré. N'accorde que peu d'importance à l'endroit du globe où l'attendra la fin.
Et balaye d'un revers de la main l'apparent paradoxe : « J'ai deux pays : Agen et le monde. Je n'ai jamais quitté Agen ».
(1) « Habiter », de Michel Serres, éditions Le Pommier, 224 pages, 39 €.
« Sous le pont de Pierre, en remontant vers le barrage de Beauregard, il y avait un chemin, qu'on appelait le chemin des Cressonnières. Il y avait là des champs de cresson : le cultivateur se promenait sur des petits ponts en bois qui survolaient la culture. Il se trouve que mon père, mon frère et moi-même étions dragueurs. La drague était d'abord entre la passerelle et le pont de Pierre : jusqu'en 1934-35. Le bief étant épuisé, il est remonté au-delà, entre le pont de Pierre et Beauregard jusqu'en 1954-1955, puis en amont à partir de 1955. Notre rue d'activités, c'était ce chemin des Cressonnières. Un sentier un peu rural, un peu agreste, original car c'est une culture rare qui a disparu. Sur ce chemin, on y allait pour travailler dès 5 ou 6 heures du matin, mais encore tout le temps car il fallait surveiller la Garonne. C'était notre rue de vie. Je me rappelle le choc que m'ont fait les grands travaux de la digue, de la voie sur berge qui ont détruit complètement le rapport animal, presque vital qu'il y avait entre Agen et la Garonne. Peu à peu, cette osmose a disparu et je suis le dernier, représentant de cette vie-là, de cet Agen antique qui faisait d'Agen un port. Agen était un port, on peut pas imaginer ça aujourd'hui. La digue et la voie sur berge ont détruit le souvenir même de ce port. Le dernier souvenir que j'en ai, c'est le chemin des Cressonnières qui était à certains égards la desserte des relations qui pouvaient exister entre Agen et son fleuve. Le chemin des Cressonnières, c'est pas une rue, c'est pour moi la quintessence du vieil Agen. D'un Agen disparu. »
« Plus on a de pouvoir, plus on s'approche du mal»
« Mon père vient d'une famille profondément républicaine et anticléricale. Il a d'ailleurs un prénom très intéressant : il s'appelait Valmy, comme cela se faisait alors. Et puis il a fait la Grande Guerre et était de cette boucherie qu'a été Verdun. Et ça l'a transformé. Là, sur le champ de bataille, lui, l'athée, s'est converti. Il s'est fait baptiser
sur le champ et s'est fait appeler Jean, même si les vieux Agenais continuaient de l'appeler Valmy. J'ai sans doute hérité de lui son horreur de la guerre. Ce pacifisme, renforcé par Hiroshima, m'a d'ailleurs conduit à abandonner l'école navale : mon quotidien de canons, de cuirassés, ne cadrait pas avec mes aspirations, mon idéal. Je me suis tourné vers l'École normale supérieure et la philosophie.
J'ai toujours connu mon père comme un homme profondément pieu. J'irai même plus loin, c'était un Cathare : il pensait que plus on acquiert de pouvoir, plus on s'élève vers le sommet, plus on s'approche du mal, de Satan. Je pense encore comme lui. De plus en plus. J'ai d'ailleurs toujours refusé toute once de pouvoir. »