UN ELAN BRISE …..
L’authentique histoire que je vous raconte, non sans émotion, eut pour cadre ce pays d’oïl où le fabuleux rugby a toujours si peu droit de cité…
Alors que, retraite oblige, approche le moment de quitter des lieux auxquels j’ai donné un tiers d’une fascinante demi-vie, ce colossal hôpital – navire perché en haut des dunes face à l’océan, creuset de tant de souffrances et d’espoirs, me revient le souvenir d’un drame qui marqua cette riche expérience à dimension humaine.
Il fut un temps pas si lointain, où André arriva, brancardé, dans mon Unité de Rééducation, un tiède soir de printemps.
A l’heure où la nature exalte l’aube du renouveau de la vie
Pour ce gisant au regard pathétique, se profilait déjà le crépuscule..
Jovial et dynamique Antillais, originaire de ces îles où le soleil réjoui les cœurs, André était un athlète, mâtiné d’un sportif accompli.
Qui cachait une pudique souffrance : l’année précédente, n’avait il pas perdu son épouse, emportée par cette maladie qu’on ne nomme pas.
Pour survivre à cette épreuve, lui étaient restées trois très grandes passions : son fils Tomi , mais aussi le karaté et le…rugby !
Sa pointe de vitesse lui avait valu le pittoresque surnom de « Dédé le lièvre »
Fut ce prémonitoire ?
Gros travailleur, faute de temps et de moyens, il avait dû, pour une pratique régulière, se résigner à un choix sportif cornélien
Un collègue de Paris l’avait persuadé d’opter à fond pour le karaté, sport noble, tout de maîtrise de soi, plutôt que le rugby, où son ami y voyait un terreau de vice et de violence
---- Le karaté t’équilibrera, le rugby te cassera, André !
L’extase et l’agonie !...fut en quelque sorte son leitmotiv « gagnant »
Sa tirade résonna comme un glas
Un jour, dans le feu de l’action, cherchant à parer un atemi, André perdit l’équilibre et son…dernier combat.
Chutant à la renverse, il heurta violemment le sol de sa nuque..
Ironie du sort, « Dédé le lièvre » venait d’être victime du « coup du lapin » !
Cervicales fracturées, trauma crânien, hémorragie méningée : tel fut l’effrayant diagnostic
La cruelle pirouette de la destinée venait d’éteindre le commutateur de vie , laissant désormais André tétraplégique..
Renvoyé de partout, vu la gravité de son état, il échoua chez nous, dans cet hôpital à la dimension sociale, que certains surnommaient « la cour des Miracles » au propre et au figuré.
Je me souviens de cet après midi de « garde », où j’étais entré dans sa petite chambre qui surplombait l’immensité sableuse, et de laquelle on discernait le ressac ourlant la digue...
Je m’étais souvent rendu sur ce ruban de rochers pour m’étourdir des écumeuses ondulations de marées, qui évoquaient des attaques déployées de trois- quart rugby se brisant sur un mur défensif compact !
Ce jour là donc,en franchissant le seuil , j’avais été frappé par l’énigmatique flamme du regard d’André, contrastant avec la mélancolie que renvoyaient des yeux d’ordinaire éteints
J’avais tourné la tête vers l’écran de télévision.
Canal Plus diffusait un match de rugby ! Un match qui m’interpellait « violemment » !
Un flamboyant derby Agen –Toulouse ! Depuis Armandie, dont le nom seul suffisait à raviver une nostalgie de toujours..
Tout d’amertume et de passion contenues, André contemplait les « vagues » bleues et blanches qui s’écrasaient sur la « muraille » rouge et noir, dans une ambiance survoltée.
C’était pathétique comme du Stendhal
__ Dédé ! c’est prenant cette quête de la Terre promise ! L’en - but adverse ! m’étais je exclamé, avec cette jovialité qu’il appréciait tant..
Je l’avais senti déjà « ailleurs »…
Dans ce monde où les rêves sont palpables, où toute souffrance est abolie
Raidi, déconnecté, son corps figé s’était transféré dans son esprit libre qui flottait, tourbillonnait entre les maillots moites de sueur et de sang
Je n’avais pu m’empêcher de l’imaginer, lui, le fana de sport ovale , grand oiseau aux ailes désormais rognées
Je le « voyais » slalomer au cœur des mêlées, bondir comme le félin qu’il était au temps de son insouciante jeunesse.
C’est à peine s’il avait tourné un œil vers moi
Une poussière de seconde, avait il lu dans mes pensées ?
Une larme avait perlé, effleuré la fossette, annonçant la question que je redoutais entre toutes
__ Patrice, toi qui parait il , dit toujours la vérité, si blessante soit elle, ne mens pas…
Ais je une chance de revivre ces sensations un jour, fut il lointain. ?
Bien qu’ayant toujours refusé la défaite et prié pour n’avoir jamais à dire « jamais », mon regard voilé fut réponse et la pression de ma main, compassion.
Il avait fermé les yeux, incliné légèrement la tête…
Résigné, il m’avait alors fait penser à un de ces vieux sages hindous fatalistes
Par la baie vitrée, avait il deviné le chant des sternes dansant leur sarabande dans le ciel d’opale , comme un appel céleste de sa chère épouse ?
Avait il aussi perçu ma subite et instinctive émotion ?
Sur l’écran, Agen venait de marquer et la victoire ne faisait plus de doute
__ Pourquoi ce sourire , Patrice ? s’était il exclamé de sa voix rocailleuse
__ Dédé ! j’avais omis de te le dire : je suis …d’Agen ! là où sont les miens !
mon âme est là bas, vers le club de mon cœur ! ( je lui avais désigné les joueurs qui
se congratulaient )
__ Toi ! d’Agen ! tu aimes le rugby ? s’était exclamé un André au regard subitement
réjoui
__ Aimer ! doux euphémisme, Dédé !..si tu savais..
__ Etrange et…beau que ce soit toi qui, par ici, fût le seul à tant vibrer pour l’ovale !
…oh !si j’avais fait « l’autre choix » …
Je n’avais pu répondre, appelé ailleurs pour une urgence.
J’avais quitté la chambre sur un clin d’œil apaisant
Le lundi suivant, comme nous le redoutions tous, son état s’était aggravé le week -end Alertée, sa petite famille du village de Morne Rouge, non loin de Fort de France, avait déjà pris le premier vol Air France.
M’étant précipité au chevet d’André , je l’avais trouvé pale, figé telle une statue antique
Je lui avais tendu un paquet enveloppé par humour dans le Midol et l’avait ouvert devant lui
Je me souviens toujours du scintillement de ses pupilles, ce courant invisible qui avait semblé électriser le grand corps abattu, à la vue du maillot de rugby, un peu rapiécé il est vrai, que je tenais déployé, tel un trophée barbare..
Un vieux maillot du SUA que j’avais conservé du temps des « jours heureux »
Prenant quelques libertés avec le règlement, je lui avais ôté la chemise de l’hosto qu’il détestait ( la bure de la faucheuse » marmonnait il !)
Je lui avais enfilé le mythique maillot « Blank’blues » !selon mon expression consacrée..
Très fier, il s’était fendu d’un sourire qui exprimait tous les mercis, évinçait tous les soucis, valait tous les défis..
__ Il te va comme un gant ! C’est un maillot de légende, Dédé !.
Je l’avais quitté, heureux de cet instant de complicité.
Trois jours plus tard, rentrant d’une mission à Paris, je fus avisé qu’André avait cessé de lutter et qu’il était parti, seul, dans le silence de la nuit précédente, rejoindre son rêve et celle qu’il aimait..
Il m’avait réclamé le matin même, angoissé par un songe prémonitoire , m’avait confié l’infirmière, et je m’en étais voulu d’avoir manqué cet ultime appel..
Dans la chambre, j’avais trouvé le grand lit vide et, contre la fenêtre,un vieux couple éploré consolant un adolescent : les parents d’André et son fils unique Tomi, dont il était très fier..
La mère de mon ami avait baissé les yeux sur mon badge , hoché la tête et serré fort mes bras
Elle avait fouillé un sac, m’avait tendu le vieux maillot
__ Je crois que ceci vous appartient, Patrice…L’aide soignante nous a tout raconté…
merci d’avoir égayé les derniers jours de mon grand garçon…
Ne vous tracassez pas pour Tomi, nous nous occuperons de lui
J’étais resté statufié, bouleversé et mon regard avait croisé celui d’un Tomi désemparé, un Tomi désormais orphelin..
J’avais fait deux pas instinctifs vers lui..
Presque religieusement, une boule dans la gorge, j’avais enroulé le maillot -trophée autour des épaules de l’adolescent, portrait craché de son père
__ Garde le, bonhomme ! en souvenir de ton cher papa..
Ce qu’il aurait pu être, deviens le un jour.
Emportant les maigres effets d’André , le trio s’était éloigné vers l’ascenseur
Je les avais vu hésiter, se retourner une ultime fois , agiter respectueusement la main
Une dernière image avait alors marqué ma rétine
Tomi, qui serrait fort « son » maillot- écharpe
Ce maillot - relique, gorgé de tant de souvenirs, usé par tant de combats
Ce mythique maillot qui s’envolait vers le nouveau Monde,
Vers là où se couche le soleil : les Antilles
Il s’y trouve sans doute toujours..
Et quelque part, là bas, sous les cocotiers
dans le souffle des alizés
Court, court, un adolescent
Flotte, flotte au vent
Un maillot bleu et blanc ….
A André,
PAT
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